Savoir être et Appartenance : quand la crise peut nous faire avancer

En cette période où un certain temps se dégage à nous pour rattraper lectures et films mis sur liste d’attente, c’est avec émotions tranquilles et profondes que je viens partager mon expérience du film Hors normes. Cette réussite cinématographique est riche d’enseignements sur un plan socio-psychologique. J’en retiens deux concepts forts sans lesquels l’humain ne peut vivre et se développer sereinement : le savoir-être et le sentiment d’appartenance. La crise actuelle, sans précédent tant elle est inédite sur bien des plans pour plus de la moitié de l’humanité (3 milliards de confinés lit-on…), nous confronte également à ces deux défis et c’est pourquoi ce film résonne fort en moi aujourd’hui.

Ce film de Toledano et Nakache porte sur le monde des autistes avec des troubles graves du comportement et narre l’histoire de deux hommes de caractère déployant énergie et humanisme sincère et sans fioritures pour aider ces jeunes et leurs familles face à certaines failles et incohérences scandaleuses du système de soins français.

Reléguant le savoir-faire au rang de compétence secondaire, le savoir-être est la qualité mise en avant pour non seulement fonctionner dans la mini-société d’éducateurs décrite dans le film mais aussi pour aller à la rencontre des personnes autistes. Il en est de même dans l’accompagnement et le soutien à toute personne souffrant de maladie mentale. Que ce soit un épisode dépressif, un trouble anxieux ou des troubles plus complexes comme un trouble borderline ou ici l’autisme sévère, la maladie mentale confine la personne à l’intérieur d’elle-même. Les idées noires et l’incapacité de se lever confine le dépressif en lui-même, les TOCS et les crises d’angoisse confinent également l’anxieux dans un cercle d’impuissance et de solitude ou encore la forme de psychose qu’est l’autisme confine en soi l’individu coupé des autres et du monde. Que faire pour aider ces personnes lorsque l’on est thérapeute ? Bien sûr de nombreuses techniques et approches psychothérapeutiques existent désormais et de nouvelles naîtront sans nul doute demain. Mais l’essentiel est ailleurs. Comme le disait Viktor Frankl l’essentiel est bien « davantage dans la qualité des relations entre médecin et patient ou encore dans la rencontre personnelle et existentielle qui se noue entre eux ». L’essentiel et le facteur de changement sont dans la qualité de notre savoir-être. Dans le film, les éducateurs amenés à accompagner les jeunes autistes sont issus de cités de banlieue parisienne et c’est en développant leur qualité d’être dans la relation aux autres que le personnage joué par Reda Kateb leur enseigne le métier mais aussi leur apporte une nourriture fondamentale : l’engagement par l’action qui a du sens. Nous voyons ainsi comment les éducs grandissent intérieurement tout autant que les autistes qu’ils accompagnent. Cela est rendu possible aussi car chaque éduc a un jeune en référence et que la magie de la relation peut alors opérer.

Ce concept fondamental de référence, qui s’ancre pourtant sur des évidences de la relation d’aide, se perd dramatiquement aujourd’hui dans nos structures de soins. Je l’observe dans mon service en psychiatrie adulte. Les patients accueillis en hospitalisation n’ont plus de soignant référent. Chacun s’occupe d’eux, donc potentiellement personne. Non par choix de l’équipe, par manque de moyens évidemment. Espérons que ce virus nous amènera là-dessus le changement que le monde hospitalier réclamait désespérément à coups de grèves et de cris laissés sans suite il y a à peine un an… Mais revenons à la référence et à la relation. Le petit humain nait au monde psychologiquement grâce à la relation duelle privilégiée, d’abord avec la mère, par la chaleur de son contact et de son regard. Il en est de même pour nous tous lorsque nous vivons un passage difficile ou que nous souffrons d’une maladie chronique. Nous avons alors besoin d’une relation particulière, spécifique, différenciée de toutes les autres, sur laquelle nous appuyer pour nous redresser et parfois même renaître. Cette relation d’attachement forte et sécurisante est la base même sur laquelle tout processus thérapeutique s’appuie. Bien au-delà du contenu échangé ou des exercices parfois effectués en thérapie (qui servent surtout à construire et nourrir le lien thérapeutique par un vécu partagé), c’est bien à travers cette rencontre humaine patient-thérapeute où nous nous sentons vus et entendus que nous pouvons peu à peu sortir d’une dépression, d’un épisode anxieux ou d’un fonctionnement borderline. Le dialogue sincère et vrai, qu’il soit en mots ou en gestes, nous ramène alors dans le clan des humains et la guérison peut alors s’opérer.

L’appartenance au clan est également magnifiquement décrite dans le film. Par leur investissement progressif et non sans bousculement intérieur, les futurs éducateurs découvrent l’appartenance à une famille professionnelle qui devient amicale et chargée d’affects. Après l’enfer des hospitalisations trop longues et peu adaptées (à nouveau par manque de moyens et de structures…), les jeunes autistes vivent aussi l’expérience d’être avec l’autre, d’abord avec leur éduc, socle de la construction sociale, puis avec le groupe. Ils vivent ainsi l’expérience d’être, tout court. Winnicott écrivait ainsi : « Quand vous vous sentez senti, vous existez ». Nos instincts innés et biologiques de contacts et de liens forment la base de notre évolution psychologique. Sans l’expérience d’être senti par l’autre, nous ne pouvons nous développer de manière harmonieuse. Ces principes de l’attachement chers à mon cœur de thérapeute et de formatrice sont bien malmenés dans cette époque extra-ordinaire que nous vivons depuis plusieurs semaines. L’impossibilité de nous toucher, voire même de nous rencontrer autrement que par écran d’ordinateur ou de téléphone avec la plupart de nos contacts habituels, nous fait sentir plus que jamais à quel point nous en avons viscéralement besoin. Nous mesurons l’importance de ces petits gestes et mouvements qui nous paraissaient anodins avant : mettre sa main dans le dos d’un collègue qui vient de faire une blague, se rapprocher avec douceur et empathie d’un ami qui ne va pas bien et entrer ainsi dans sa zone dite intime, à moins d’un mètre, ou encore bouger et tout simplement être ensemble dans un rassemblement festif ou militant. Souhaitons que l’après-crise ne nous laisse pas dans une peur latente et une distanciation des corps physiques trop forte. Personnellement je ne serais pas frustrée si nous perdions ou relâchions l’usage français de cette bise qui est bien trop souvent mécanique et sans sens. Peut-être il y a ici-et-maintenant l’opportunité de (ré-)apprendre à se regarder vraiment avant de se saluer et donc de se rencontrer vraiment. Comme le font ainsi bien mieux que nous les asiatiques et en particulier les indiens et népalais avec la salutation du Namasté qui signifie « je salue le Divin qui est en toi ».

Retrouvons nos origines d’êtres, en connexion avec soi, notre Divin, et avec l’autre qui le révèle par le regard et la pleine présence. En début d’année, j’appelais de mes vœux une « nuit noire de l’âme planétaire » pour que nous puissions enfin transformer notre manière de vivre sur cette planète. De tout cœur, je nous souhaite une traversée qui fasse sens et résilience, tant pour chacun(e) que pour le collectif.

Affectueusement,

Gwenaelle , pour Oya Formations