La dissociation, un virus qui nous veut du bien ?

Ecrire est ma manière d’agir en cette période charnière. Parce que c’est mon domaine d’expertise, je souhaite vous partager mes pensées sur les mouvements psychiques qui nous habitent en ce moment. Ne pouvant analyser que les miens et ceux des personnes que je côtoie – proches et patients-, je ne prétends pas détenir des vérités, uniquement des constats et des interprétations que je vous laisse juges de considérer comme pertinents, utiles ou pas.

L’impuissance. Probablement le sentiment le plus répandu à l’heure actuelle. « Manque de moyens pour faire quelque chose » selon le dictionnaire. Effectivement notre marge de manœuvres face à la crise est bien limitée. « Mets ton masque (et à tes gamins !), attends que ça passe et tais-toi », voilà de manière quelque peu réductrice et provocatrice le message perçu par la majorité d’entre nous. Personnellement c’est ce que je ressens et cela déclenche, bien entendu, de la colère et plus précisément de la rage (rage = colère + impuissance pour rappel). D’un point de vue psychologique c’est une saine réaction, signe que je suis un être avec un niveau d’indépendance réflexive a minima préservé. Le problème est dans l’après. Que faire de cette colère et de ce sentiment d’impuissance ? En ce moment, les voies d’expression sont bien réduites pour plusieurs raisons. Certaines sont politiques, notamment la restriction des manifestations, la peur du gendarme… je passe pour évoquer les raisons psychologiques sur lesquelles je me sens bien plus légitime.

Devant tant de clivage et de polarisation des opinions, et en particulier dans les réseaux sociaux où il est bien plus aisé d’aboyer que dans un échange face-à-face, beaucoup d’entre nous perdent leur indépendance de penser voire même la capacité de penser et n’osent plus exprimer leurs avis, emprunts au doute et à la peur d’être jugés. Cela est très délétère. Tout d’abord car le doute est salvateur et nécessaire dans la réflexion individuelle et collective, le doute est l’antidote de la dictature. Ensuite la peur d’être jugé éveille en chacun la peur de l’exclusion et avant elle la peur du conflit. Difficile en effet d’émettre un avis différent d’un ami ou d’un membre de la famille, surtout quand l’autre ne souhaitant pas vous entendre (du fait de sa dissociation comme vous le comprendrez plus loin) vous étiquette rapidement de complotiste ou d’inconscient. Donc plus simple de taire nos pensées, y compris lorsqu’il s’agit uniquement de doutes et de questionnements. Je l’observe pour moi-même sur mon lieu de travail où je n’ose guère exprimer mon opinion pensant, peut-être à juste titre, que ce n’est pas l’endroit. Le problème est qu’alors chacun évolue assez seul(e) au milieu de ce grand désordre. Les uniques personnes avec qui l’échange est possible deviennent alors celles partageant la même vision que nous, et cela ne fait aucunement avancer la pensée individuelle et groupale. Ce phénomène n’est pas nouveau, me direz-vous, et il s’explique par le mécanisme bien connu en psychologie sociale de la conformité sociale. Certes, mais de mes observations le phénomène est actuellement plus complexe que la simple conformité sociale. La dissociation est à l’œuvre et rend les choses plus subtiles.

La dissociation est un mécanisme de défenses psychiques auquel nous faisons appel spontanément en cas de danger excédant nos capacités habituelles. Temporairement le corps et l’esprit se séparent, nous ne ressentons plus l’émotion et/ou la douleur physique, ce qui nous permet de survivre et de continuer à fonctionner au quotidien. En pilotage automatique. Tout traumatisme psychologique (agression, accident, catastrophe naturelle, abus sexuel…) déclenche une dissociation qui est très utile et qui nous protège, notamment d’une surchauffe cardio-vasculaire par excès d’hormones du stress. Ce que nous vivons avec la crise Covid est particulièrement anxiogène (surtout si on regarde la TV) et surtout très insécurisant quant à l’avenir et déclenche donc en nous des réactions dissociatives massives qui expliquent la soumission des peuples aux mesures gouvernementales.

Comment se dissocie-t-on psychiquement ? La manière de se dissocier la plus courante est de mettre l’émotion de côté en continuant à fonctionner comme avant et même en en faisant encore plus qu’avant (travailler, s’occuper des autres, faire du sport, manger, boire, dormir…). Ainsi on ne regarde pas la réalité de ce qu’il se passe et on n’est pas touché émotionnellement. Cela est de plus confortable pour notre système psychique car cela nous épargne la fatigue cognitive de se pencher sur les faits et d’analyser par soi-même la situation. Mais surtout cela évite d’appréhender (ou de commencer à appréhender) une réalité qui fait peur car elle vient bouleverser notre vision du monde et de l’avenir. Avec la crise actuelle, les conséquences de cette prise de conscience sont en effet telles que notre système ne peut les intégrer et donc se dissocie. Le premier niveau de prise de conscience, que personne ne niera, est le suivant : le monde est devenu tellement globalisé et interdépendant qu’un virus peut arrêter toutes les activités humaines pendant un temps significatif et ceci peut se reproduire. Soudainement on ne peut plus aller travailler et notre emploi se précarise, l’éducation de nos enfants est mise à mal, la maladie voire la mort peut nous emporter, notre épargne précieusement stockée en banque n’est plus si à l’abri que cela, etc… L’ouverture de conscience face à la réalité peut aller bien plus loin, notamment quant au système de gouvernance mondial, mais il n’est même pas nécessaire d’aller jusque là pour expliquer la dissociation générale actuelle.

Avant que la dissociation n’opère son action sédative « salvatrice » sur la conscience, tout ceci entraîne en nous un sentiment de peur voire de panique qui s’ancre dans des enjeux de pertes qui sont différents selon chacun(e). Certains ont peur de perdre la sécurité pour eux-mêmes et pour leurs proches, notamment ne plus pouvoir protéger ses enfants et préserver leur avenir. D’autres ont peur de perdre leur liberté, de voyage ou d’actions en général. D’autres encore ont peur de perdre leur pouvoir qu’il soit lié à l’argent ou à un statut social. Dès le confinement cette crise a déclenché de nombreuses peurs profondes en nous, très archaïques parfois, et une manière efficace de faire face à celles-ci est de se dissocier et ainsi restaurer un sentiment de maitrise de notre quotidien et de notre avenir.

Personnellement j’ai fait ça excellement. En travaillant encore plus que d’habitude (et oui c’est possible ! 😉). Dans les premières semaines dès mi-mars, plongée dans mon job que ce soit à l’hôpital ou en libéral, j’ai échappé à la prise de conscience que ce qui se joue cette année dépasse largement le cadre d’un simple virus, tout dangereux qu’il ne l’était au démarrage. Cela m’a très bien convenu au début. Je me tenais loin des informations et ainsi préservais ma partie anxieuse. Cela m’évitait de faire face aux enjeux existentiels qui sont chez moi la perte de liberté et la peur de l’avenir pour mes enfants. Mes défenses d’hyperactivité (qui m’ont sauvé la vie quand j’étais jeune et sont donc très bien rôdées) m’ont été très utiles pour me dissocier et ne pas voir. Ensuite, semaine après semaine, grâce notamment au yoga et à la marche en nature, j’ai pu calmer mon anxiété, la dissociation est tombée peu à peu et j’ai enfin pu admettre l’inadmissible : notre société est gravement malade et je ne peux plus projeter sereinement l’avenir que je m’étais gentiment prévu, tant personnellement que professionnellement. Grosse claque. Donc par moments je me redissocie, et c’est bien pratique quand il s’agit de faire face aux exigences paradoxales qu’on me demande à l’hôpital ou d’organiser la rentrée de mes enfants qui s’annonce inouïe en termes de violence psychologique. Plus que pratique, indispensable.

Enfin, car vous aurez bien compris que la dissociation n’est pas le remède pérenne, c’est au contraire l’outil de manipulation des masses, j’aimerais partager une ressource qui me permet d’avancer et de continuer à croire en l’existence terrestre : la force de la spiritualité. Ceci est très personnel et certains diront, y compris Irvin Yalom grand psychiatre cher à mon cœur, que c’est là une forme de contournement de la souffrance existentielle donc pas moins qu’un mécanisme de défense comme un autre. Peut-être. Mais croire que tout ceci n’est pas une fatalité et qu’il y a un sens derrière la bassesse de certains hommes m’aide beaucoup et me donne la force certains matins de continuer dans mes projets, avec une énergie même plus vive et plus déployée qu’avant. C’est un pari car personne n’en sait rien en fait, bien sûr… Mais personnellement je préfère nourrir la pensée lumineuse que : « nous ne sommes pas des êtres humains vivant une expérience spirituelle mais des êtres spirituels vivant une expérience humaine », si difficile soit-elle… (phrase de Pierre Teilhard de Chardin).

Avec tout mon amour et la force de ma foi pour nous tous.

Gwenaelle